Daniel
Vers le milieu du concert, Daniel comprit la manœuvre. Tout au long du spectacle, ses frères et sœurs livides tourneraient les uns autour des autres, s’observeraient, se menaceraient même, mais personne n’agirait. La règle était trop rigoureuse, trop ancrée en chacun d’entre eux : ne laisser aucune preuve de leur véritable nature – pas de victimes, et pas la moindre cellule de leurs tissus vampiriques.
Lestat serait le seul sacrifié, et l’opération serait conduite avec une prudence extrême. Sauf accident, les faux devaient échapper aux regards des mortels. Empoigner le misérable quand il tenterait de s’en aller, puis le dépecer en présence des conjurés, tel était le projet. A moins qu’il ne résiste, auquel cas, il faudrait le tuer devant son public et faire alors disparaître le corps.
Daniel riait à gorge déployée à l’idée que Lestat pourrait se laisser ainsi massacrer.
Il riait à la figure de ces êtres pervers, blêmes comme des orchidées, qui empoisonnaient la salle de leur hargne, leur jalousie, leur avidité. On aurait pu croire qu’ils ne haïssaient Lestat qu’à cause de sa beauté flamboyante.
Daniel avait fini par s’écarter d’Armand. Après tout, nul ne pouvait lui faire de mal. Pas même le personnage de pierre qu’il avait vu luire dans la pénombre, celui si vieux et dur qu’il ressemblait au Golem[7] de la légende. Quelle vision de cauchemar, cette statue de pierre penchée sur la mortelle qui gisait, les vertèbres cervicales broyées, la rousse qui lui rappelait les jumelles du rêve. Un humain avait dû commettre cet acte stupide, lui briser la nuque. Et le vampire blond, vêtu de peau de daim, qui les avait bousculés en se précipitant vers la pauvre forme disloquée, lui aussi était terrifiant, avec ses veines qui saillaient comme des cordes. Armand avait regardé les hommes emporter la femme rousse, une expression inhabituelle sur son visage, comme s’il hésitait à intervenir ; à moins que ce ne fût ce Golem qui éveillait sa méfiance. Finalement, il avait de nouveau entraîné Daniel au milieu de la foule qui continuait à brailler. Mais il n’y avait rien à craindre. Cette cathédrale de lumières et de sons était un sanctuaire inviolable.
Et Lestat était le Christ cloué sur la croix de cette cathédrale. Comment décrire ce charisme écrasant, insensé ? Sa physionomie aurait été cruelle, n’était ce ravissement, cette exubérance enfantine qui se dégageaient de tout son être. Brandissant son poing, il vociférait, implorait, interpellait les puissances obscures, chantait sa déchéance – Lelio, l’acteur de boulevard, métamorphosé contre sa volonté en une créature de la nuit !
Sa voix vibrante de ténor semblait libérée de son corps tandis qu’il narrait ses échecs, ses résurrections, la soif inextinguible que jamais le sang ne pourrait étancher. « Ne suis-je pas le démon qui vous habite ? » criait-il, non pas aux monstres qui éclosent sous la lune, mais à ses admirateurs mortels.
Daniel lui-même, beuglait, bondissait à l’unisson, bien qu’il n’accordât, en fin de compte, aucune importance aux paroles ; seule la violence du défi le fascinait. Lestat maudissait le Ciel au nom de tous les parias, de tous ceux qui un jour avaient enfreint la loi et s’étaient retournés par culpabilité et rancœur contre leurs semblables.
Dans son exaltation, il semblait à Daniel qu’avoir reçu cette immortalité la veille de cette messe solennelle était une bénédiction. Lestat le vampire était Dieu ; ou du moins l’être le plus proche de la divinité qu’il eût jamais connu. Le géant sur l’écran vidéo glorifiait ses désirs.
Comment les autres pouvaient-ils résister ? La frénésie de leur future victime ne les fascinait-elle pas ? Derrière chacune des strophes perçait un unique message. Lestat possédait le don qui avait été promis à chacun d’entre eux : l’invulnérabilité. En lui se consumaient les souffrances que le destin lui imposait, et chaque fois, il en émergeait plus endurant. Se joindre à lui, c’était vivre à jamais.
Ceci est mon Corps. Ceci est mon Sang.
Cependant, les frères et les sœurs vampires s’impatientaient. Comme le concert touchait à sa fin, Daniel sentit le souffle brûlant de leur haine – une odeur qui montait de la foule, un sifflement strident sous le roulement de la musique.
Tuez le dieu. Arrachez-lui les membres un à un. Que les adorateurs mortels fassent de même qu’ils ont toujours fait – pleurer celui dont la destinée est de mourir. « Allez, la messe est dite. »
Les projecteurs étaient toujours allumés. Les fans prirent d’assaut la scène et, arrachant le rideau noir, se ruèrent sur les musiciens qui s’enfuyaient.
Armand saisit Daniel par le bras.
— Par la porte de côté, chuchota-t-il. Notre seule chance est de le rattraper au plus vite.
Khayman
Il l’avait prévu. Elle frappa le premier qui s’attaqua à lui. Lestat avait surgi de l’entrée des artistes, Louis à ses côtés, et s’était précipité vers sa Porsche noire quand les conjurés s’étaient jetés sur lui. Le cercle des assaillants menaçait de se refermer, mais le premier qui leva sa faux prit feu. La foule fut saisie de panique, des enfants terrifiés s’enfuyaient dans tous les sens. Un autre des agresseurs immortels s’embrasa comme une torche. Puis un troisième.
Khayman se recula le dos au mur, tandis que les humains butaient contre lui dans leur course éperdue. Il vit une buveuse de sang, grande, élégante, fendre subrepticement la cohue et se glisser au volant de la voiture de Lestat, criant aux deux jeunes gens de la rejoindre. Gabrielle, la mère du démon. Et comme de juste, le feu meurtrier ne l’atteignit pas. Aucune peur dans son regard bleu tandis qu’avec des gestes rapides et précis, elle mettait le moteur en marche.
Pendant ce temps, Lestat tournait sur lui-même tel un fauve enragé. Irrité, frustré de la bataille dont il avait rêvé, il finit par céder aux exhortations de ses compagnons et grimper dans la voiture.
Et alors que la Porsche fonçait dans les adolescents qui cernaient le véhicule, les buveurs de sang flambaient de tous côtés. Leurs gémissements, leurs imprécations, leurs ultimes interrogations s’élevaient en un chœur horrible et silencieux.
Khayman se couvrit le visage. La Porsche était à mi-chemin de la barrière du parking quand la foule la bloqua. Des sirènes hurlaient, des voix rugissaient des ordres. Des enfants gisaient, les membres fracturés. Des mortels criaient de douleur et d’affolement.
Retrouve Armand, songea Khayman. Mais à quoi bon ? Partout il les voyait se consumer en immenses volutes orange et bleues qui viraient brusquement au blanc lorsque leurs vêtements calcinés tombaient sur l’asphalte. Comment aurait-il pu s’interposer entre le feu et Armand ? Sauver le jeune, ce Daniel ?
Il leva les yeux vers les lointaines collines, vers une minuscule silhouette qui se découpait, brillante, sur le ciel, invisible à la multitude en déroute.
Soudain, il sentit la chaleur ; il la sentit qui le frappait en pleine poitrine comme à Athènes, qui dansait autour de son visage et faisait larmoyer ses yeux. Il s’appliqua à fixer la source ténue qui émettait le rayon de mort. Et alors, pour des raisons que peut-être jamais il ne comprendrait, il décida de ne pas repousser le faisceau, mais d’observer plutôt ce qui allait se produire. Chacune des fibres de son corps se révoltait. Cependant, il demeurait immobile, inondé de sueur, la tête vide. Le feu l’encercla, l’étreignit. Puis il s’éloigna, le livrant à la solitude, au froid, à une douleur indicible. Khayman implora dans un murmure : Puissent les jumelles te détruire.
Daniel
« Le feu ! » Daniel reconnut l’odeur fétide et grasse en même temps qu’il vit s’élever des flammes çà et là parmi la multitude. La foule ne les protégeait plus. Le feu se propageait en minuscules explosions, tandis que des groupes d’adolescents hystériques s’enfuyaient, se heurtant les uns les autres dans leur panique.
Le bruit. Daniel l’entendit de nouveau qui se déplaçait au-dessus d’eux. Armand le plaqua contre le bâtiment. Ça ne servait à rien. Pas moyen de rejoindre Lestat. Aucun abri à proximité. Traînant Daniel dans son sillage, Armand battit en retraite à l’intérieur du hall. Deux vampires terrifiés franchirent les portes en courant et s’embrasèrent.
Épouvanté, Daniel regarda les squelettes se calciner et fondre dans un flamboiement jaune pâle. Derrière eux, au milieu de la salle déserte, une forme fut soudain surprise dans sa fuite par le rayon monstrueux. Elle se tordit et virevolta avant de s’écrouler sur le ciment, masse fumante de vêtements vides. Une flaque de graisse apparut sur le sol pour s’évaporer aussitôt.
Ils s’élancèrent dehors, au milieu de la ruée des mortels, et foncèrent sur la vaste étendue goudronnée, en direction de l’entrée du parking.
Brusquement, Daniel eut l’impression de voler tant ils allaient vite. Le monde n’était plus qu’une éclaboussure de couleurs. Même les cris affolés de la cohue se distendaient en une lamentation sourde. Ils stoppèrent net devant les grilles au moment précis où la Porsche noire de Lestat franchissait en trombe l’une des barrières et s’engageait dans l’avenue. Elle partit comme une fusée vers l’autoroute et disparut.
Armand ne tenta pas de la suivre ; il paraissait ne même pas l’avoir remarquée. Il se retourna pour contempler l’horizon lointain, au-delà du dôme du bâtiment. Le bruit était assourdissant. Il couvrait le tumulte terrestre ; il annihilait toute autre sensation.
Daniel ne pouvait retenir ses mains de se coller contre ses oreilles, ses genoux de trembler. Il devina qu’Armand se rapprochait de lui. Mais il ne voyait plus rien. Il savait que si l’horreur devait se produire, ce serait à l’instant même. Pourtant, il n’éprouvait aucune peur. Il ne croyait toujours pas à sa propre mort. Il était stupéfié, pétrifié.
Peu à peu, le son diminua d’intensité. Hébété, il sentit sa vue se clarifier : il distingua l’énorme masse rouge d’une voiture de pompiers, les hommes casqués qui lui criaient de s’écarter. Le rugissement de la sirène semblait venir d’un autre monde, une aiguille invisible qui lui aurait percé les tympans.
Armand le fit reculer doucement. Des gens effrayés les dépassaient dans un grondement de tonnerre, comme balayés par le vent. Il eut conscience de chanceler. Mais Armand le soutint. Ils se mêlèrent à l’interminable colonne des mortels et passèrent la barrière, se faufilant parmi ceux qui contemplaient la mêlée à travers le grillage.
Des centaines de fugitifs. Le hurlement des sirènes, aigu et discordant, couvrait leurs cris. Une file de voitures de pompiers pénétrait en vrombissant dans le parking et se frayait un chemin à travers la marée humaine. Mais ces bruits lui parvenaient, grêles, diffus, encore amortis par le son surnaturel qui s’éloignait. Armand se cramponna à la grille, les yeux fermés, le front pressé contre le métal. Les barreaux vibraient, comme si, eux aussi, entendaient le souffle monstrueux.
Le son s’évanouit soudain.
Un silence glacial les étreignit. Le silence de l’horreur, du vide. Le tumulte persistait, mais ne les atteignait plus.
Ils étaient seuls, maintenant. La foule se dispersait. De nouveau, l’air charriait, telle une poussière incandescente, les longues plaintes des immortels. D’autres mouraient, mais où ?
Ils traversèrent l’avenue. Posément. Puis ils descendirent une ruelle obscure au pavé défoncé, bordée de maisons aux façades délavées, de boutiques miteuses, d’enseignes au néon déglinguées.
Ils continuèrent à marcher dans la nuit froide et immobile. Au loin, les sirènes gémissaient, lugubres.
Comme ils débouchaient dans la lumière crue d’un boulevard, un énorme trolleybus apparut, baigné d’une lueur glauque. On aurait dit un fantôme qui surgissait du néant. Quelques passagers scrutaient l’obscurité au travers des vitres sales. Le conducteur avait l’air de dormir.
Armand leva des yeux las, comme pour regarder le véhicule. Et, à la surprise de Daniel, celui-ci s’arrêta aussitôt devant eux.
Ils grimpèrent à bord et, ignorant le composteur, allèrent s’effondrer, côte à côte, sur la longue banquette de moleskine.
Pas une fois, le conducteur ne détourna la tête. Adossé à la fenêtre, Armand s’absorba dans la contemplation du tapis de caoutchouc noir. Ses cheveux étaient ébouriffés, sa joue maculée de suie. Sa lèvre inférieure avançait, imperceptiblement. Perdu dans ses pensées, il paraissait se moquer de son apparence.
Daniel observa les passagers amorphes : la matrone ridée comme un pruneau, la bouche fendue en tirelire, qui le fixait avec hargne ; le poivrot qui ronflait, le cou enfoncé dans les épaules ; le petit bout de bonne femme, la figure en tête d’épingle, le cheveu gras, des rides amères au coin du museau, qui tenait sur ses genoux un gamin porcin et bouffi. Tous avaient quelque chose de monstrueux, non ? Et le cadavre, là-bas, sur le siège arrière, avec ses paupières en berne et une traînée de bave sur le menton. Personne ne se rendait-il compte qu’il était mort ? Une flaque d’urine s’évaporait sous lui en dégageant une odeur infecte.
Les propres mains de Daniel semblaient inertes, blafardes. Le conducteur manœuvrait le volant comme un zombie. Était-ce une hallucination ? Étaient-ils dans le bus pour l’enfer ?
Non, un trolley identique aux milliers d’autres qu’il avait pris de son vivant, et dans lesquels les paumés, les démunis parcouraient les rues de la ville jusque tard dans la nuit. Il sourit brusquement, sans raison. Il sentit le rire le gagner à la pensée de ce mort au fond du véhicule, de tous ces gens qui se laissaient ballotter, et de leurs mines macabres sous l’éclairage verdâtre, puis la terreur le reprit.
Le silence le déroutait. Le balancement lent du bus. Le défilé des bâtisses délabrées derrière la vitre. L’expression indifférente d’Armand, son regard absent.
— Va-t-elle revenir ? demanda-t-il.
Il ne pouvait plus supporter cette attente.
— Elle savait que nous étions là, dit Armand, les yeux éteints, la voix sourde. Elle nous a épargnés.
Khayman
Il s’était réfugié sur les hauteurs verdoyantes qui surplombaient l’océan glacé.
Il contemplait le panorama : au loin, parmi les lumières, la mort, les plaintes éthérées des âmes surnaturelles entremêlées aux voix plus amples, plus ténébreuses qui montaient de la ville.
Les démons avaient poursuivi Lestat et fait basculer la Porsche au-dessus de la rambarde de l’autoroute. Lestat était sorti indemne de l’épave, brûlant de se battre ; mais une fois encore, le feu avait consumé et dispersé ses assaillants.
Enfin seul avec Louis et Gabrielle, il s’était résigné à abandonner le combat, sans vraiment savoir quelle force mystérieuse l’avait protégé.
Et à l’insu des trois rescapés, la Reine continuait de pourchasser leurs ennemis.
Par-dessus les toits tournoyait son rayon meurtrier, frappant ceux qui fuyaient, qui tentaient de s’abriter, qui s’attardaient, affolés, près des restes de leurs compagnons.
Dans la nuit montait l’odeur de chair brûlée de ces fantômes gémissants dont il ne restait que des vêtements calcinés. En bas, sous les lampes à arc du parking désert, les policiers cherchaient en vain des corps, les pompiers des blessés à secourir. Les jeunes mortels criaient.
On soignait les plaies légères, on administrait des sédatifs à ceux qui avaient perdu la tête, avant de les emmener vers les ambulances. Les cités étaient si efficacement organisées en ce siècle d’abondance ! D’énormes lances d’incendie arrosaient l’asphalte pour déblayer les guenilles carbonisées.
Des gens, minuscules silhouettes à cette distance, erraient encore aux alentours, protestant et jurant qu’ils avaient été témoins de ces immolations. Mais toute preuve avait disparu. La Mère avait intégralement anéanti ses victimes.
A présent, elle s’éloignait de la salle de concert pour explorer les recoins de la ville. Sa langue de feu fouillait les moindres encoignures, pénétrait les fenêtres et les porches. Une flamme jaillissait dans le lointain, comme lorsqu’on gratte une allumette ; puis plus rien.
La nuit s’apaisait. Les tavernes et les magasins fermaient, jetant une dernière lueur clignotante dans l’obscurité qui s’épaississait. La circulation s’éclaircissait sur les autoroutes.
Dans l’une des rues de North Beach, elle repéra l’ancien, celui qui désirait tant voir son visage, et elle le brûla lentement. Les os du malheureux s’éparpillèrent en cendres, son cerveau flamboya un instant telle une grosse masse de braise. Elle en attaqua un autre, sur le toit plat d’un immeuble, et il tomba comme une étoile filante au-dessus de la ville miroitante. Ses vêtements, lambeaux de papier noir, voltigèrent longtemps dans le ciel, après que tout fut terminé.
Lestat, lui, s’acheminait en direction du sud, vers son refuge de la vallée de Carmel. Grisé d’avoir retrouvé ses bien-aimés Louis et Gabrielle, il parlait des temps anciens et de ses rêves nouveaux, sans plus songer au massacre ultime qu’il avait tant souhaité.
— Maharet, où es-tu ? murmura Khayman.
La nuit demeura silencieuse. Si Mael était près, s’il avait entendu son appel, il n’en montrait rien. Pauvre Mael, prêt à tout, qui s’était précipité dans le foyer, au mépris du danger, après que Jessica eut été agressée. Mael qui était peut-être mort, lui aussi, Mael qui avait regardé, impuissant, l’ambulance emporter Jesse.
Khayman n’arrivait pas à le repérer.
Il sonda les collines constellées de lumières, les vallées profondes où les pulsations des âmes résonnaient comme une traînée d’orage. « Pourquoi ai-je dû assister à ces horreurs ? » s’interrogea-t-il. « Pourquoi ces rêves m’ont-ils conduit ici ? »
Il écouta la rumeur terrestre.
A la radio, les journalistes péroraient, avançant des hypothèses : un culte satanique, une émeute, des feux accidentels, un phénomène d’hallucination collective. Ils se lamentaient sur les actes de vandalisme, les hordes de jeunes. Mais en dépit de son étroitesse géographique, la cité était grande. L’opinion avait déjà digéré l’événement et ne s’en préoccupait plus. Des milliers d’habitants l’avaient déjà effacé de leur mémoire. D’autres révisaient laborieusement le souvenir des choses inouïes qu’ils avaient vues. Lestat le vampire était une star du rock, rien de plus, et son concert, le théâtre de réactions hystériques prévisibles bien qu’incontrôlables.
Peut-être la Reine, avec sa délicatesse proverbiale, avait-elle en partie eu pour dessein d’entraver les rêves de Lestat. De brûler ses ennemis en sorte qu’ils disparaissent de la surface de cette terre avant que le voile ténu des présomptions humaines ne soit irrémédiablement endommagé. S’il en était ainsi, finirait-elle par punir le coupable ?
Aucune réponse ne lui parvint.
Il parcourut du regard le paysage assoupi. La brume marine s’étirait en nappes d’un rose intense autour des collines. Une douceur féerique se dégageait en cette heure du milieu de la nuit.
Il se concentra et tenta, comme le ka[8] errant du mort égyptien, de se détacher de son corps, de percevoir à distance ceux que la Mère avait peut-être épargnés, de se rapprocher d’eux.
— Armand, appela-t-il. Aussitôt les lumières de la ville s’estompèrent. La chaleur et la clarté d’un autre lieu le pénétra, et Armand lui apparut.
Lui et son novice, Daniel, avaient regagné sans encombre la demeure où ils dormiraient en paix sous le sol de la cave. Le jeunot dansait d’un pas titubant à travers les vastes pièces somptueuses, la tête emplie des chansons et des rythmes de Lestat. Armand fixait les ténèbres, son visage juvénile toujours aussi impénétrable. Il vit Khayman. Une forme immobile sur la colline éloignée, une forme si proche pourtant, qu’il aurait pu la toucher. Silencieusement, immatériellement, ils s’observèrent.
Un sentiment de solitude intolérable étreignit Khayman ; mais les yeux d’Armand n’exprimèrent ni émotion ni confiance.
L’image s’effaça. Rassemblant ses forces, élevant son esprit à une telle hauteur qu’il ne réussissait plus à localiser son enveloppe charnelle, Khayman poursuivit sa quête. Il alla en direction du nord, criant les noms de Santino, de Pandora.
Dans un désert de neige et de glace, il les distingua, deux silhouettes sombres qui se détachaient sur cette blancheur infinie – ses vêtements lacérés par le vent, des larmes de sang aux yeux, Pandora essayait de repérer les contours imprécis de la citadelle de Marius. La présence de Santino, cet explorateur incongru dans son élégante tenue de velours noir, la réconfortait. Après la longue nuit de veille et de pérégrination autour du globe, Pandora était moulue de fatigue, sur le point de s’effondrer. Toute créature a besoin de dormir, de rêver. Si elle ne s’allongeait pas bientôt dans un abri obscur, les voix, les images, le délire l’envahiraient. Elle n’avait plus le courage de voler, et ce Santino n’en avait pas le pouvoir, aussi marchait-elle à ses côtés.
Santino se pressait contre elle, seulement conscient de la force de sa compagne, le cœur meurtri par les cris de ceux que la Reine avait exterminés. Il sentit le regard de Khayman l’effleurer et resserra sa cape autour de son visage. Pandora, elle, n’y prêta pas la moindre attention.
Khayman s’écarta. Une vague douleur le saisit à la vue de ces deux êtres réunis, blottis l’un contre l’autre.
Dans la demeure sur la colline, Daniel venait d’égorger un rat qui se débattait encore, et recueillait le sang de l’animal dans un verre de cristal.
— Prenez et buvez-en tous, comme dirait Lestat, fit-il en levant sa coupe. Assis au coin du feu, Armand observa le sang couleur rubis que Daniel portait amoureusement à ses lèvres.
Khayman s’enfonça dans la nuit, plus haut encore, loin des lumières de la ville, gravitant comme un corps céleste sur son orbite.
Mael, réponds-moi. Dis-moi où tu es.
Le rayon de feu l’avait-il frappé, lui aussi ? Ou, muré dans son désespoir d’avoir perdu Jessica, était-il désormais sourd aux clameurs du monde ? Pauvre Jesse, aveuglée par des mirages, terrassée par un jeune vampire enragé, avant que quiconque ait pu intervenir.
L’enfant de Maharet, mon enfant !
Khayman avait peur de ce qui pouvait lui apparaître, peur de ce qu’il n’osait pas tenter de modifier. Mais peut-être le druide était-il tout simplement trop puissant ; peut-être se dissimulaient-ils, lui et sa protégée, des regards et des esprits. Sinon, la Reine avait triomphé, et tout était fini.
Jesse
L’endroit était si calme. Elle était couchée sur un lit ferme et doux, et son corps lui semblait mou comme celui d’une poupée de chiffon. Elle pouvait soulever sa main, mais celle-ci retombait aussitôt, et elle ne voyait toujours pas, rien que des objets cernés d’un halo, une hallucination peut-être.
Ainsi les lampes autour d’elle. D’anciennes lampes à huile en argile, en forme de poisson. Elles dégageaient en brûlant un parfum entêtant. Était-elle dans un salon funéraire ?
La peur la saisit de nouveau, celle d’être morte, emprisonnée dans sa chair et séparée du reste du monde. Elle perçut un son curieux. Qu’était-ce donc ? Un cliquetis de ciseaux. On était en train de lui couper les cheveux ; la sensation se propagea de son cuir chevelu jusqu’à son estomac.
On faisait sa toilette mortuaire, c’était ça ! Sinon, pourquoi prendrait-on tant soin d’elle, de ses mains, de ses ongles ?
Puis la douleur revint, une décharge électrique qui lui sillonna le dos, elle cria. Et son cri résonna à travers cette chambre où elle était allongée seulement quelques heures auparavant, dans ce même lit aux chaînes grinçantes :
Quelqu’un, tout près d’elle, étouffa un soupir. Elle essaya de distinguer sa silhouette, mais elle ne voyait toujours que les lampes. Et une forme floue derrière la fenêtre. Miriam qui guettait.
— Où est-elle ? demanda Mael, surpris, essayant en vain de repérer l’apparition.
Cette scène ne s’était-elle pas déjà produite ?
— Pourquoi ne puis-je pas ouvrir mes yeux ? gémit-elle.
Il pourrait scruter jusqu’à la fin des temps, jamais Miriam ne se manifesterait à lui.
— Tes yeux sont ouverts, répondit-il. (Comme sa voix était rude et tendre !) Je ne peux pas t’en donner davantage, à moins de tout te donner. Nous ne sommes pas des guérisseurs, nous sommes des prédateurs. Tu dois me dire ce que tu veux. Personne d’autre ne peut le faire à ta place.
Je ne sais pas ce que je veux. Tout ce que je sais, c’est que je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas cesser de vivre ! Quels lâches nous sommes, pensa-t-elle, et quels menteurs. Une sorte de résignation triste l’avait habitée jusqu’à cette nuit, et pourtant, au fond d’elle, il y avait toujours eu cet espoir. Pas uniquement de voir, de savoir, mais d’être acceptée...
Elle voulut expliquer, formuler ce vœu avec des mots clairs, mais la douleur resurgit. Un tison lui embrasa la moelle épinière, et le feu fusa dans ses jambes. Puis l’engourdissement bienfaisant. Il lui semblait que la chambre s’emplissait de ténèbres et que les flammes des anciennes lampes vacillaient. Dehors, la forêt chuchotait. La forêt frissonnait dans l’obscurité. La main de Mael autour de son poignet était plus légère ; non parce que son étreinte s’était relâchée, mais parce qu’elle ne sentait plus rien.
— Jesse !
Il la prit aux épaules et la secoua, faisant jaillir des étincelles de douleur du fond de sa nuit. Elle cria à travers ses dents serrées. De la fenêtre, Miriam, silencieuse, les yeux durs, la fixait.
— Mael, fais-le ! hurla-t-elle.
Dans un effort terrible, elle se redressa. La douleur était monstrueuse ; le hurlement s’étrangla dans sa gorge. Mais elle ouvrit les yeux, elle les ouvrit vraiment. Dans une brume lumineuse, elle vit l’expression froide, impitoyable de Miriam. L’ombre immense de Mael penché sur elle. Puis elle tourna son regard vers la porte ouverte. Maharet venait.
Mael l’ignorait. Il n’en eut conscience qu’au moment où elle-même le pressentit. De son pas souple, Maharet montait les escaliers, ses longues jupes ondoyant dans un bruissement mat ; elle longeait le couloir.
Enfin, après toutes ces années, ces longues années ! A travers ses larmes, Jesse regarda Maharet s’avancer dans la lumière des lampes, le visage miroitant, la chevelure flamboyante. Elle la vit faire signe à Mael de les laisser seules.
Maharet s’approcha du lit. Elle leva les mains, paumes offertes, dans un geste d’exhortation. Elle les tendit comme pour y recevoir un nouveau-né.
— Oui, fais-le, murmura Jesse.
— Alors, ma chérie, dis adieu à Miriam pour toujours.
Dans les temps anciens existait à Carthage un terrible rite. Au dieu Baal, le peuple offrait en sacrifice ses nouveau-nés. Les petits corps étaient couchés entre les bras tendus de la grande statue de bronze puis, mus par un ressort, les bras se relevaient et les enfants étaient précipités dans la fournaise, dans le ventre grondant du dieu.
Après la destruction de Carthage, les Romains continuèrent à transmettre la vieille légende. Cependant, les siècles passant, des hommes sages mirent en doute sa véracité. L’immolation d’enfants semblait une chose trop abominable pour qu’on y prête foi. Mais quand les archéologues commencèrent à creuser, ils trouvèrent les ossements des petites victimes. Ils mirent au jour des nécropoles entières remplies de minuscules squelettes.
Le monde sut alors que la légende était véridique. Que les hommes et les femmes de Carthage livraient le fruit de leur chair au dieu et s’inclinaient, soumis, lorsque leurs enfants tombaient en hurlant dans le feu. Tel peut être l’esclavage de la religion.
Tandis que Maharet la soulevait, que ses lèvres effleuraient son cou, Jesse repensa à l’ancienne légende. Les bras de Maharet étaient comme les bras d’airain du dieu Baal, et un instant, Jesse fut hantée de visions atroces.
Ce n’était pas sa propre mort qu’elle voyait, c’était la mort des autres – les âmes des morts vivants immolés, fuyant la terreur et la souffrance, les flammes qui consumaient leurs corps surnaturels. Elle entendait leurs cris, leurs appels, elle distinguait leurs visages comme ils quittaient la terre, éblouissants, lumineux, emportant dans leur sillage l’empreinte d’une forme humaine désincarnée ; elle les sentait qui passaient de cette misérable existence à un monde inconnu ; elle entendait le chant d’allégresse qu’ils entonnaient.
Puis les images s’évanouirent, comme l’écho d’une musique dont il ne vous reste que quelques notes. Elle était aux frontières de la mort, son corps dissous, la douleur aussi, tout sentiment de permanence ou d’angoisse disparus.
Elle se tenait dans la clairière ensoleillée et regardait la Mère étendue sur l’autel.
— Dans la chair, dit Maharet, c’est dans la chair que la sagesse prend racine. Méfie-toi de ce qui n’est pas chair. Méfie-toi des dieux, méfie-toi des esprits, méfie-toi des idées, méfie-toi du diable.
Puis le sang jaillit, il se répandit dans chacune des fibres de son corps, ramenant la vie dans ses membres, les électrisant, lui brûlant la peau, la faisant tressaillir de désir tandis que son âme s’ancrait à jamais dans la matière.
Elles reposaient dans les bras l’une de l’autre. La peau de marbre de Maharet devenait douce et tiède. Emperlées de sueur, leurs chevelures mêlées, elles ne formaient plus qu’un seul être. Extasiée, Jesse enfouit son visage dans le cou de Maharet, s’enivrant à la source magique.
Soudain, Maharet s’écarta et lui tourna la tête contre l’oreiller. Elle lui couvrit les yeux de sa main, et Jesse sentit les petites canines, aussi tranchantes que des lames de rasoir, transpercer sa peau ; elle fut aspirée, comme par une tornade, vidée, dévorée, réduite à néant.
— Bois encore, ma chérie.
Lentement, Jesse ouvrit les yeux et vit la gorge blanche, les seins d’albâtre. Elle saisit le cou de cygne entre ses doigts, et cette fois ce fut elle qui déchira la chair. Et quand le sang bouillonna sur sa langue, elle renversa Maharet sous elle. Maharet soumise, docile, toute à elle. Les seins de Maharet contre les siens, les lèvres de Maharet contre son visage, elle suçait le sang, le suçait de plus en plus avidement. Tu es mienne, totalement mienne. Les images, les voix, les visions avaient disparu.
Enlacées, elles dormirent, ou somnolèrent plutôt. Il semblait que le plaisir rayonnait encore en Jesse ; respirer, se retourner dans les draps de soie, se lover contre la peau satinée de Maharet c’était le sentir renaître.
Un vent parfumé parcourut la pièce. Un grand soupir s’éleva de la forêt. Plus de Miriam, plus d’esprits du royaume crépusculaire, prisonniers entre vie et mort. Elle avait trouvé sa place, la place qui lui était dévolue de toute éternité.
Comme elle fermait les yeux, elle vit la chose dans la jungle s’arrêter et la regarder. La chose aux cheveux roux la vit et vit Maharet dans ses bras, elle vit les cheveux roux ; deux femmes aux cheveux roux. Et la chose reprit sa marche dans leur direction.
Khayman
Un havre de paix, la vallée de Carmel. Le petit phalanstère était si heureux dans la maison, si heureux d’être enfin réuni.
Lestat avait troqué ses vêtements sales contre une fringante tenue de vampire, la cape de velours noir négligemment jetée sur une épaule. Et les autres, comme ils étaient gais. Gabrielle dénouait distraitement sa longue tresse blonde, tout en bavardant avec passion. Et Louis, le plus humain d’entre eux, se taisait, transporté de joie par la présence de ses compagnons, émerveillé par le moindre de leurs gestes.
En d’autres circonstances, Khayman aurait été bouleversé au spectacle de ce bonheur. Il aurait désiré toucher leurs mains, plonger son regard dans leurs yeux, leur dire qui il était et ce qu’il avait vu, simplement se joindre à eux.
Mais elle rôdait dans les parages. Et la nuit n’était pas terminée.
Le ciel pâlit, et un souffle tiède glissa à travers les champs. La nature s’éveillait dans la lueur de l’aube. Les arbres frissonnaient, les feuilles déroulaient lentement leurs nervures.
Debout sous un pommier, guettant le lever du jour, Khayman contemplait les ombres, qui peu à peu, se coloraient. Elle était là, sans aucun doute.
Elle se dissimulait, délibérément, usant de sa formidable puissance. Mais elle ne pouvait abuser Khayman. A l’affût, il attendait, prêtant l’oreille aux rires et aux conversations du trio.
Lestat et sa mère apparurent sur le seuil de la porte et s’embrassèrent. D’un pas alerte, Gabrielle s’avança dans la lumière grise du matin, sa veste et son pantalon kaki couverts de poussière, son épaisse chevelure blonde rejetée en arrière, l’image même de la vagabonde. Et l’autre, le joli garçon aux cheveux de jais, la suivait.
Khayman les observa qui traversaient le pré. La femme s’éloigna en direction du bois où elle avait l’intention de s’enfouir pour dormir, tandis que le jeune homme pénétrait dans la fraîcheur d’une remise. Quelle grâce possédait celui-là, même lorsqu’il se faufilait sous le plancher, quelque chose dans la façon dont il s’allongeait comme dans une tombe et sombrait immédiatement dans le sommeil.
Et la femme ! Avec une énergie stupéfiante, elle se creusa une tanière profonde qu’elle camoufla sous un tapis de feuilles avant de s’y couler. La terre lui maintenait les bras en croix, la tête penchée. Le rêve des jumelles l’engloutit, un rêve hanté d’images de jungle et de rivière dont elle ne se souviendrait jamais.
Jusque-là tout allait bien. Khayman ne voulait pas qu’ils meurent, qu’ils se désintègrent dans les flammes. Épuisé, il s’adossa au tronc du pommier, dans l’odeur acide des fruits.
Pourquoi était-elle ici ? Et où se cachait-elle ? Soudain, il capta des radiations sourdes, des ondes comparables à celles qu’émettent les machines modernes, le bourdonnement persistant de sa présence, de son pouvoir létal.
Lestat sortit enfin de la maison et courut vers le repaire qu’il s’était construit au pied du coteau, sous les acacias. Il ouvrit une trappe et descendit des marches taillées dans la terre jusqu’à une cavité suintante.
Tous étaient en paix maintenant, en paix jusqu’au soir, quand il leur annoncerait les mauvaises nouvelles. Le jour commençait à poindre. Les premiers rayons perçaient l’horizon. Il s’appliqua à contempler les teintes passées du verger qui doucement s’intensifiaient, et le reste du monde s’estompa. Un instant, il ferma les yeux, conscient de devoir pénétrer dans la maison, y chercher un recoin où les mortels ne risqueraient pas de le déranger.
Au coucher du soleil, il serait là, à les attendre. Il leur apprendrait ce qu’il savait, il leur parlerait des autres. Une douleur le poignarda à la pensée de Mael, de Jesse. Tous deux disparus, comme dévorés par la terre.
Il songea à Maharet et eut envie de pleurer. Mais il se dirigea vers la maison. Le soleil lui réchauffait le dos, ses membres s’alourdissaient. La nuit prochaine, quoi qu’il arrive, il ne serait plus seul. Il serait avec Lestat et sa cohorte. Et s’ils l’éconduisaient, il rejoindrait Armand. Il irait retrouver Marius.
Il entendit d’abord le bruit – un grondement, un crépitement d’orage. Protégeant ses yeux de la lumière, il se retourna. Un énorme jet de terre fusa des entrailles du bosquet. Les acacias oscillaient comme sous la tempête. Leurs branches craquaient, leurs racines se soulevaient, leurs troncs s’abattaient pêle-mêle.
Dans une noire traînée de voiles fouettés par le vent, la Reine s’éleva comme une flèche, le corps de Lestat inerte entre ses bras. Elle cingla vers l’ouest, fuyant le lever du soleil.
Khayman ne put réprimer un cri. Et son cri résonna dans le silence de la vallée. Ainsi, elle l’avait enlevé.
Pauvre amoureux, pauvre prince blond...
Mais il n’avait plus le temps d’agir, de réfléchir, de sonder son propre cœur ; il se réfugia dans la maison. Le soleil avait dissipé les nuages et le ciel était devenu un enfer.
Daniel s’agita dans le noir. Il semblait repousser le sommeil comme une couverture trop lourde. Il vit la lueur dans les yeux d’Armand et il l’entendit murmurer :
— Elle l’a enlevé.
Jesse poussa un gémissement. Légère, elle flottait dans des ténèbres moirées. Elle vit les deux silhouettes, enlacées comme un couple de danseurs. La Mère et le Fils. Comme les saints qu’on voit, montant aux cieux, sur les fresques des églises. Ses lèvres formèrent les mots : « la Mère ».
Dans leur tombe creusée profond sous les glaces, Pandora et Santino dormaient dans les bras l’un de l’autre. Pandora entendit le bruit. Elle entendit le cri de Khayman. Elle vit Lestat, les yeux fermés, la tête rejetée en arrière, abandonné à l’étreinte d’Akasha. Elle vit les yeux noirs d’Akasha rivés sur le visage du dormeur. Le cœur de Pandora en fut glacé d’épouvante.
A bout de force, Marius ferma les yeux. Au-dessus de lui, les loups hurlaient, le vent arrachait les poutrelles d’acier de la maison. A travers le blizzard, les pâles rayons de soleil semblaient embraser la neige tourbillonnante, et Marius pouvait sentir la chaleur s’infiltrer dans les profondeurs de la glace et engourdir son corps.
Il vit Lestat endormi dans les bras de la Reine ; il la vit planer dans les airs.
— Prends garde à toi, Lestat ! murmura-t-il dans un dernier éclair de conscience. Elle est dangereuse !
Sur le sol frais, jonché de tapis, Khayman s’étira puis replia son bras sur son visage. Un rêve vint aussitôt, le doux rêve d’une nuit d’été, d’un lieu idyllique, où le ciel était immense au-dessus des lumières de la ville et où ils étaient tous rassemblés, ces immortels dont il connaissait maintenant les noms et qu’il aimait de tout son cœur.